HOMMAGE A KAZUO OHNO


A propos de Kazuo Ohno...
Il joue dans un univers libre et ouvert.
Cela signifie qu'il dépasse tout librement la limite de l'univers créé par lui-même.
Autrement dit, c'est une fête du corps.
Il flâne dans le monde étranger et il en sort avec le visage pâle comme la mort.
Et il revit.
Sa danse remplit le vide.

À l'époque où il faisait de la danse contemporaine,
il réfléchissait beaucoup au sens de la vie,
et il en a fait une création.
Un jour, il a décidé de jouer le rôle du prostitué travesti
d'après le roman de Jean Genet, Notre-Dame des Fleurs.
Et c'est à ce moment-là qu'il est devenu
pour la première fois
un « autre ».
Puisqu'il était enseignant dans une école catholique de filles,
jouer ce rôle était pour lui un sacrilège. 
Il en a joué, travesti et maquillé et outrageusement fardé.
Ce fut un bouleversement de sa vie quotidienne et de sa foi.
Il a pensé que la vie sans immoralité n'était pas réelle.
Il s'est rappelé aussi son expérience
de la Deuxième Guerre mondiale.
Il a passé neuf ans en Nouvelle-Guinée comme soldat,
abandonné à la jungle,
souffrant de la faim.
Quatre-vingts pour cent de ses camarades sont morts,
tandis qu'il a survécu et est rentré au Japon.

Il s'est demandé :
« Comment dois-je faire ? ».
Il s'est donné la réponse :  
«  Je danse pour les morts. » 
Plus le temps passe, plus il pense aux morts.

( Plus le temps passera, plus nous danserons pour toi! )

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Kazuo Ohno, la dernière visite
Le témoignage de Matthieu Doze
Kazuo OHNO 


Date de publication : 08/06/2010 


A 103 ans, Kazuo Ohno, figure majeure de la danse Butô, vient de s’éteindre chez lui, à Tokyo. Quelques semaines plus tôt, Matthieu Doze, danseur actuellement artiste en résidence à la Villa Kujoyama, à Kyoto, lui rendait visite. Pour Mouvement.net, il livre un témoignage ému.
 

On s'étonnait régulièrement dans les conversations de ce qu'il était toujours en vie.
C'est fini maintenant. Le 1er juin Kazuo Ohno a suivi le fil de l'araignée qui emportait Louise Bourgeois.
 

Jamais il n'aura été populaire au Japon comme il l'a été en France. Depuis la première invitation qui lui a été faite par le 14e Festival de Nancy en 1980, où il a notamment présenté son solo Admiring la Argentina créé trois ans plus tôt, il est resté chez nous comme une sorte de figure supérieure indétrônable de la danse contemporaine japonaise. Pas une année sans que le précieux festival Video-danse que Michelle Bargues programme pour le Centre Pompidou ne projette l'étrange cérémonie d'hommage que rend cet homme japonais à cette femme espagnole.
 

Interprète, je dis que je suis une surface de projection, et c'est précisément parce que le principe de l'hommage comme source d'inspiration me travaille depuis longtemps que je souhaitais m'entretenir avec lui de questions liées à la mise en œuvre dans le travail de processus d'identification, de ses constructions fantasmatiques. Je me suis donc rendu à Kamihoshikawa à quelques stations de Yokohama. 

On accède au Studio Ohno par une route qui devient chemin serpentin, puis escalier. Plus on avance, plus la pente est raide. Pour un peu, ça finirait par ressembler à un pèlerinage. C'est Yoshito, son fils, qui reçoit trois jours par semaine pour des ateliers de deux heures. Sans que je lui ai demandé quoi que ce soit, il me propose à mon arrivée le deuxième jour d'aller voir son père. La maison jouxte le studio.
 

Kazuo a cent-trois ans, des jambes qui ne le portent plus, des poumons dont la capacité n'est suffisante pour rien, dont il faut sans cesse accompagner le mouvement pour prolonger l'apparence de la vie. Je l'ai vu ainsi allongé, sursitaire, entouré de bienveillances, deux femmes à son chevet pour le nourrir et le laver, et des machines, des tuyaux.
 

Aux paroles qui lui sont adressées, il répond un moment plus tard par un râle qui semble vouloir dire « j'ai entendu », puis on perçoit l'effort extraordinaire qu'il fournit pour entre-ouvrir un œil, en sorte d'essayer de voir celui qui est là. 

Il n'y a plus rien à dire, peut-être fermer les yeux à son tour et écouter de nouveau résonner dans le noir la Toccata de Bach et le voir encore alors s'extraire de la salle pour s'avancer vers la scène, s'éplucher-là patiemment de plusieurs couches de vêtements jusqu'au dévoilement de la robe du fantasme, celui de cette danseuse flamenca, dite « la reine des castagnettes », qu'il a vu danser en 1926 et qui lui aura fait pousser des fleurs dans les cheveux, ou aussi bien au bout des doigts de ses mains extraordinaires.
 

Les murs du studio sont des placards qui renferment tous ses costumes de scène et son invraisemblable collection de chapeaux. Au-dessus sont alignées des valises qui toutes portent son nom ou ses initiales. Au fond, un quadriptyque de photographies en forme de paravent au dessus duquel est accroché un portrait de La Argentina.






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